2

L’homme n’était pas né sur Mars. Il ne devait même pas y avoir longtemps qu’il avait débarqué de la Terre. Cela se voyait à sa démarche singulière et à sa tendance à faire de trop grands pas, à la façon inquiète aussi qu’il avait de lever la tête et de contempler avec une appréhension dubitative le dôme translucide qui recouvrait Circée et protégeait la capitale de Mars contre les rigueurs du dehors. Le dôme avait plus de quarante années d’existence et, quoiqu’il ait été maintes fois remanié et agrandi, les habitants de Circée le considéraient comme faisant partie de l’ordre des choses au même titre que les collines érodées de Mars ou que les étoiles. Le terme même de dôme était trompeur, au moins du point de vue du Terrien, car l’énorme bulle d’air qui permettait aux habitants de Circée de vivre en dehors de leurs maisons sans porter de masque, et de circuler le visage découvert comme ils eussent fait sur Terre, évoquait plutôt un amoncellement de champignons ou une colonie de verrues.

On comptait sur Mars à peu près un millier de dômes comme celui de Circée, mais celui de la capitale avec ses quinze cents mètres de diamètre selon son plus grand axe était le plus considérable, et ses habitants en étaient justement fiers.

L’homme, qui venait de l’astroport, était grand et son teint clair trahissait avec une multitude d’autres détails une probable origine terrienne. Sur Mars, l’atmosphère ténue laisse parvenir au sol, malgré l’éloignement du soleil, plus d’ultraviolets que sur Terre et les habitants de Mars ont d’habitude le teint foncé. Les yeux du Terrien, sans cesse en mouvement, inspectaient avec méfiance son environnement. Il remontait l’avenue principale de Circée, à cette heure presque déserte, amusant quelques gamins qui se moquaient ouvertement de son allure.

Peut-être était-il déçu de ce qu’il découvrait, mais il n’en laissait rien paraître. En règle générale, les Terriens, touristes, techniciens ou fonctionnaires, n’étaient guère impressionnés par Circée. Après deux siècles de colonisation, la planète rouge n’offrait encore aux humains qu’un abri précaire. Ils étaient quelque cent mille à lutter constamment contre le manque d’eau, d’oxygène, le froid et l’hostilité de l’environnement. Mais ses habitants ne s’en plaignaient pas. Ils ne connaissaient rien d’autre pour la plupart, et ils aimaient Mars. Ils y étaient nés, ils y vivaient, ils y mourraient comme leurs ancêtres, et la Terre, cette planète chaude, surpeuplée, grouillante de vie, les inquiétait. Si les touristes, les fonctionnaires et les techniciens demeuraient plus longtemps sur Mars, pensaient-ils, ils changeraient probablement d’avis et se mettraient à préférer la vie libre et rude de Mars à l’atmosphère de serre chaude de la Terre.

Le Terrien, après avoir hésité à plusieurs carrefours et demandé une fois sa route, finit par s’engager dans l’une des rues qui traversent les quartiers septentrionaux de la ville, les plus récents et les plus luxueux. Il s’arrêta devant un immeuble, vérifia son nom et poussa la porte. Il savait du moins que personne n’emploie de serrures sur Mars où le vol est inconnu.

Il gravit un escalier en se tenant à la rampe pour éviter de trébucher. La pesanteur continuait de lui jouer des tours. Au second palier, une porte avec une plaque de cuivre : « Archim Noroit. Climaticien ».

Il frappa à la porte. Personne ne répondit. Il l’ouvrit, traversa une petite entrée, souleva une tenture et pénétra dans un bureau exigu. La pièce était déserte mais elle donnait l’impression d’avoir été abandonnée peu de temps auparavant et surtout d’avoir été fouillée. Quelques papiers jonchaient le sol, des tiroirs étaient mal refermés et les portes de quelques placards bâillaient. Immobile, le Terrien examina longuement la pièce. Ce bureau était une merveille d’ingéniosité. Sur Mars, la place est chose rare dans les villes et les architectes rivalisent d’invention pour faire tenir en peu d’espace tout ce qui est nécessaire à la vie. La surpopulation posait à peu près le même problème sur Terre, mais il avait rarement été résolu avec tant d’habileté. Mars n’usurpait pas sa réputation de civilisation méthodique et soigneuse, aimant la sobriété et s’employant à combiner l’efficacité et le confort.

Enfin sûr d’être seul, l’homme de la Terre explora rapidement toutes les caches concevables. Il ne trouva rien de ce qu’il semblait chercher. Les visiteurs inattendus de Noroit pouvaient avoir découvert et emporté ce qu’ils désiraient, à moins que le climaticien, méfiant, n’ait mis ailleurs en sûreté ce qu’il souhaitait soustraire à l’attention de curieux éventuels.

Le Terrien jeta finalement un coup d’œil sur les livres qui tapissaient les rayonnages. Des ouvrages techniques pour la plupart, portant sur les climats de Mars ou de la Terre. Un volume paraissait particulièrement fatigué. Un classique : La Théorie Générale de l’Atmosphère de Hugo von Steiner.

Un curieux personnage de savant que ce von Steiner. Il était mort un peu moins d’un siècle plus tôt après avoir fondé la climatologie globale. Il avait développé certaines théories pour le moins controversées sur la possibilité de transformer le climat d’une planète entière. Curieux homme en vérité, savant froid et méthodique et capable, aussi bien, de se laisser aller a des rêveries grandioses. Rien de moins que redresser l’axe de la Terre ou doter la Lune d’une atmosphère.

Ou Mars.

Doter Mars d’une atmosphère. On avait souri lorsque von Steiner avait exposé pour la première fois son projet en détail, lorsqu’il s’était réclamé des pionniers de l’astronautique comme Tsiolkovski, Clarke ou Oberth. L’homme était mort avec une réputation de génie à demi dément.

Le Terrien pivota enfin sur les talons et quitta l’appartement de Noroit. Pensif, il descendit lentement l’escalier.

Au moment de franchir le seuil de l’immeuble, il faillit heurter un homme qui entrait. Il battit un moment l’air à grands moulinets des bras quand l’arrivant le rattrapa et le remit sur ses pieds.

— Peu habitué à la pesanteur, n’est-ce pas ? dit le nouvel arrivant, goguenard. Fraîchement débarqué de la Terre ? Et par courrier rapide ?

— Tout juste, dit le Terrien. (Puis après un instant d’hésitation, il poursuivit :) J’étais venu voir Noroit. Vous le connaissez ?

— Tout le monde se connaît sur Mars, fit l’autre, prudent. Et je suis son voisin.

— Vous savez où je pourrais le trouver ? Je devais le rejoindre ici mais j’ai deux jours d’avance.

— Il n’est pas à l’institut de Climatologie. Mais vous êtes sûr que c’est lui que vous deviez voir ? Il n’aime pas trop les Centraux.

Le visage du Martien s’était fermé.

— Je suis venu tout exprès de la Terre le voir. Ceci vous convaincra-t-il ?

Il tira de sa poche une lettre manuscrite qu’il tendit au voisin d’Archim. Celui-ci la parcourut et son visage s’éclaira.

— Vous êtes ce cousin de la Terre qu’il attendait. Il m’a parlé de vous. Feuilles vertes, n’est-ce pas ? Allez donc à la Taverne d’Icare. Il y sera, ou on saura où le trouver. C’est vers la Porte Ouest, dans le douzième secteur. Vous ne pouvez pas vous tromper.

— Merci, dit le Terrien. Vous avez dit : feuilles vertes ?

— Je n’ai rien dit du tout, dit l’autre en plissant les yeux. Mais mon nom est Yann Serre. Je pourrai peut-être vous rendre service, un jour ou l’autre. En attendant, marchez sur la pointe des pieds plutôt que sur les talons. Jour sans vent.

— Jour sans vent, dit le Terrien, sans conviction, esquissant un signe de la main. Les problèmes d’étiquette sont les plus difficiles à résoudre sur un autre monde.

Il emprunta une des allées circulaires qui couraient parallèlement à la base du dôme et atteignit l’Avenue de l’Ouest. Soudain, dépassant un bloc, il découvrit le rêve de Mars. C’était une maigre tache de verdure, une forêt miniature, des arbres de la Terre, hêtres, trembles, bouleaux, érables, chênes et pins, poussant grêles dans la faible pesanteur martienne sur un gazon ras. Les feuilles immenses, disproportionnées aux troncs, semblaient flotter dans l’air. Quatre buses crachaient de la pluie vers le ciel. Le Terrien hocha la tête. Il savait, comme tout le monde, que les Martiens affectionnaient les bonsaïs. Mais ceci, c’était autre chose, un trésor martien, la plus grande forêt de la planète, et un emblème, le rêve inavoué de Mars. Quelques passants le contemplaient avec une sorte d’avidité. Ils ne tournèrent même pas la tête au passage du Terrien.

À l’approche de la Porte Ouest, les piétons se firent plus nombreux mais les immeubles étaient de moins en moins bien entretenus. Ç’avait été autrefois le quartier chic de Circée et les façades portaient encore des ornements aujourd’hui délabrés. Il n’abritait plus que les ouvriers des centrales et du port et les marins des astronefs entre deux traversées. Les petites échoppes et les bars y abondaient mais au contraire des quartiers comparables de la Terre, la sécurité y était totale, à ce qu’on avait dit au Terrien.

Il découvrit sans peine la Taverne d’Icare. L’endroit était inhabituellement vaste et sombre. Une dizaine d’hommes en uniformes variés ou portant la tenue des mineurs de Mars étaient accoudés au comptoir. D’autres se pressaient autour de tables basses, annulaires, dont le centre était occupé par une hôtesse. Personne ne regarda le Terrien, mais à son approche les conversations baissèrent d’un ton. Il s’approcha du comptoir et les hommes s’écartèrent devant lui sans même lui donner un coup d’œil, lui tournant ostensiblement le dos. La popularité des touristes venus de la Terre, ou même des Terriens en général, ne devait pas être grande en cet endroit.

— Vous désirez ? demanda le serveur borgne au visage balafré d’une longue cicatrice brunâtre qui descendait vers son torse et disparaissait sous la vareuse.

— Je cherche un homme du nom de Noroit. On m’a dit que je pourrais peut-être le trouver ici.

— Qui vous l’a dit ?

— Un ami de Noroit. Yann Serre.

Le barman hésita.

— Archim n’est pas ici. Je vais voir ce que je peux faire. Vous buvez ?

— La même chose, dit le Terrien, désignant le verre de son voisin.

Le serveur sourit, prit un verre sous le comptoir et attrapa d’un mouvement preste une bouteille sans étiquette.

— Vous m’en direz des nouvelles.

Le Terrien porta lentement le verre à son nez, huma, puis le vida d’un trait. Il passa sa main sur ses lèvres et souffla.

— Vous aimez ? dit le mineur sur sa gauche.

— Non, dit le Terrien.

— Ça ne m’étonne pas. On fait difficilement pire. J’en ai vu s’effondrer d’un coup, des gens de la Terre comme vous, qui en avaient tâté. On fait ça avec du bois. C’est rare ici.

Le barman revint. Il cligna de son œil unique.

— Personne ne sait où se trouve Archim, mais quelqu’un veut bien vous voir.

— Le vieux Larsen, grogna le mineur. Feuilles vertes.

— Larsen en personne, dit le serveur. Feuilles vertes.

— Alors vas-y, mon gars, conclut le mineur avec une tape sur l’épaule du Terrien. Ce n’est pas souvent que le vieux Larsen accepte de recevoir un inconnu.

— Par ici, dit le serveur.

Le Terrien se fraya un chemin entre les hommes et les tables. Il ouvrait comme un sillon de silence. Il voulut se retourner sur un rire féminin mais le borgne le prit par le bras et l’entraîna dans un couloir étroit après avoir soulevé une tenture.

— Tout droit, dit-il en s’effaçant pour le laisser passer.

Le Terrien, soudain ébloui, pénétra dans une petite pièce brillamment éclairée. Un vieil homme au visage buriné était assis tout seul devant une grande table de pierre polie, un verre et une bouteille posés devant lui. Il y avait quelque chose d’étrange dans la façon dont il était assis. Le Terrien s’aperçut que le vieil homme avait perdu une jambe à la hauteur de la hanche et ne portait qu’une prothèse rudimentaire.

— Larsen ? demanda-t-il.

— Je, dit le vieil homme.

Sa voix était bizarrement douce. Il passa sa main droite dans son épaisse barbe rousse et ses yeux bleus étudièrent longuement et froidement l’homme de la Terre.

— Georges Beyle, dit enfin celui-ci.

— Possible, dit Larsen. Vous voulez voir Archim ?

— En effet, dit le Terrien.

— Parti. Depuis deux jours.

— Je dois le joindre d’urgence.

— Voyage d’exploration, dit Larsen. Il va et il vient. Un homme discret. Il a ses raisons.

— Je le crois menacé. Et c’est pour cela que je dois le voir sans délai.

— Bien sûr, dit Larsen. Vous êtes peut-être un de ses amis.

— Écoutez-moi bien, dit le Terrien. Avez-vous une idée de ce que coûte une avance de deux jours sur le trajet Terre-Mars d’un courrier rapide en accélération constante ?

— Pas la moindre. Mars me suffit.

— Peu importe. Vous n’avez pas confiance en moi ?

— Vous venez de loin, avoua Larsen.

Beyle tira la lettre de sa poche. Le vieil homme la lut attentivement.

— Elle est de sa main. Mais vous n’êtes pas son cousin.

— Ni celui du roi d’Angleterre. Nous sommes tranquilles ici ?

— Très.

Le Terrien ouvrit la fermeture magnétique de son blouson gris et glissa sa main dans une petite poche intérieure. Il en tira un rectangle de métal bleu qu’il tendit à Larsen. Le vieux l’examina et vida son verre, puis la lui rendit.

— Alors c’est vous, dit-il.

— C’est moi.

— Vous êtes flic sur Terre ?

— Plus ou moins. Pas ici.

— Archim m’a parlé de vous, dit Larsen. Vous ne deviez arriver que dans deux jours.

— Le navire a fait vite. Je vous l’ai dit.

— Possible, dit le vieux. Feuilles vertes. La Terre va s’en mêler.

— Peut-être. Est-ce qu’Archim a parlé à quelqu’un d’autre de mon arrivée ?

— Rien qu’à moi, je pense. Peut-être à Gena. Il n’a pas de secrets pour elle.

— Qui est Gena ?

— Gena d’Argyre. La plus belle fille de Mars. Archim est un veinard.

— On peut lui faire confiance ?

— Il lui fait plus confiance qu’à moi. C’est une savante, comme lui. Je ne suis qu’un taillandier. Un faiseur de haches. C’est le bois qui manque.

— Une savante ?

— Une géologue. Ils ont travaillé ensemble. Mêmes idées. Il ne vous a jamais parlé d’elle ?

Le Terrien rougit.

— Il m’a parlé de son principal assistant, un géologue en effet. Il ne m’a jamais dit que c’était une femme. Ce nom, d’Argyre, me dit quelque chose.

— Nom historique. Sur Mars. Fille du Secrétaire du Grand Conseil. Petite-fille d’un Fondateur. Arrière-petite-fille d’un Pionnier. On ne sait donc rien sur Terre ?

— On en sait juste assez.

Le vieil homme se leva.

— Venez, dit-il. Si vous êtes l’homme qu’Archim attendait, j’ai un document pour vous.

Ils quittèrent la pièce par une porte basse et gravirent un petit escalier tournant. Le pilon du vieil homme heurtait avec un bruit régulier les marches de métal. Ils pénétrèrent dans une petite chambre qui donnait à la fois une impression de dénuement et d’entassement. Une dalle transparente dans le plafond permettait d’apercevoir la surface bleutée du dôme.

— Je vis ici, dit simplement Larsen. Abaissez la trappe.

Beyle obéit. Larsen écarta quelques livres, des fragments de roches qui encombraient une niche, une pièce de tissu qui recouvrait le mur et découvrit un trou creusé dans la paroi. Son bras droit disparut dans l’ombre et revint porteur d’une boîte et d’une enveloppe cachetée. Il tendit l’enveloppe au Terrien mais garda le coffret sous son bras.

— Archim m’a remis ceci en me demandant de donner la lettre à un Terrien qui se présenterait après-demain et de ne lui remettre le coffret que s’il lui arrivait quelque chose… de définitif. Je suppose que vous êtes le Terrien.

Beyle se laissa tomber sur un tabouret et lut rapidement la lettre de Noroit.

 

« Cher ami, disait la lettre, j’ai chargé un ami sûr de vous remettre cette lettre car bien des événements peuvent survenir durant votre voyage. Je mentirais en affirmant que je me sens en parfaite sécurité. Diverses forces s’élèvent avec énergie contre le Projet et je ne sous-estime pas les moyens qu’elles n’hésiteront pas à mettre en œuvre pour empêcher notre grand plan d’aboutir.

Mon appartement a été fouillé à plusieurs reprises, ce qui est à peu près sans précédent sur Mars. Je n’ai pas jugé utile de porter plainte. Mes visiteurs n’ont en tout cas rien trouvé puisque j’ai remis l’essentiel de mes dossiers et de mes conclusions à mon vieil ami Larsen. Ces documents se trouvent dans un coffret métallique autoprotégé qu’il ne vous donnera que dans le cas où l’on me retrouverait mort, ou dans celui où ma disparition serait officiellement constatée.

Dans l’un de ces cas également, il vous appartiendrait de prendre contact avec Gena d’Argyre pour poursuivre notre Projet. Je vous demande instamment de veiller sur elle. Quoiqu’elle m’ait été d’une aide précieuse, j’ai tout fait jusqu’à ce jour pour la tenir à l’écart d’une affaire qui risque de devenir dangereuse.

Ces précautions doivent vous paraître insuffisantes ou puériles, mais nous n’avons pas sur Mars votre pratique des complots.

Je sais qu’en me recherchant vous n’avez pas pu manquer d’entendre parler de Larsen et de le découvrir. Il radote parfois mais vous pouvez lui faire entièrement confiance. S’il est besoin, il vous présentera à nos amis du Parti du Projet.

Merci encore de l’aide que vous nous avez apportée.

Archim Noroit. »

 

— Il a dit que je radotais, n’est-ce pas ? fit Larsen de sa voix douce.

Beyle resta un instant silencieux.

— Où se cache Archim ? demanda-t-il enfin.

— Franchement, je l’ignore, dit Larsen. Il est parti en expédition et il est toujours extrêmement discret.

— Il peut être en danger, dit Beyle. Il n’y a aucun moyen de savoir ?

— Toutes les expéditions dans les régions non balisées de Mars doivent être déclarées à l’Administration. Avec votre insigne de flic, vous devriez pouvoir obtenir communication de la déclaration d’Archim.

— Je n’ai pas autorité sur Mars.

La voix de Beyle était dure.

— Compris, dit le vieux, l’oreille basse.

Il réfléchit une minute, se grattant le menton.

— Il y a Gena. Archim lui dit toujours où il va. Il lui fait plus confiance qu’à moi, je vous ai dit.

— Allons la voir. Et venez avec moi.

— Je ne me déplace pas très facilement. Elle habite de l’autre côté de Circée. On peut peut-être l’appeler ?

— Pas assez discret. On ne peut pas trouver un moyen de transport ? Un taxi ?

— Vous vous croyez sur Terre ? Le patron a un vieux chariot électrique. Il me le prêtera.

Le vieil homme remit le coffret en place.

— Vous pensez que c’est une mauvaise cachette, hein, grogna-t-il entre ses dents. Mais vous vous trompez. Venez voir un peu ici. Regardez ça.

Le Terrien se pencha sur le trou et aperçut une masse bleuâtre qui remuait imperceptiblement. Il eut un sursaut.

— Un çanq, siffla-t-il entre ses dents.

— Tu l’as dit, bouffi. On a entendu parler du çanq sur Terre ou on t’a bien fait la leçon. Un Martien authentique. Une charmante petite bête. Elle vous expédie son homme en un centième de seconde. Mais il ne me fera rien à moi. Il connaît mon odeur. Il vaut toutes les serrures. Glissez votre main dans le trou et vous êtes un homme mort.

— Je croyais ces bêtes très rares.

— Plus rares que ça, monsieur. Peu de gens peuvent se vanter d’avoir vu un çanq vivant. Et personne d’en avoir apprivoisé un, sauf moi.

— Mes compliments, dit Beyle. Une petite question. Que signifie feuilles vertes ?

— Qu’est-ce que vous croyez ? C’est le nom d’une vieille chanson. Vous ne saviez pas ?

 

Ils traversèrent donc Circée, capitale de Mars, dans un vieux chariot électrique que pilotait tant bien que mal Larsen en se servant de ses deux mains et de sa jambe valide. Peut-être établirent-ils un record de vitesse mais aucun officiel ne l’homologua. Il ne leur fallut pourtant pas moins de dix minutes pour parcourir les quelque douze cents mètres qui les séparaient de la demeure de Gena d’Argyre. Profitant d’un arrêt à un carrefour, Beyle parvint à glisser à son voisin :

— Quand Archim devait-il revenir ?

— Ce matin, à la première heure. Il lui arrive souvent d’avoir du retard. Ces expéditions sont pleines d’imprévu.

Beyle haussa les épaules.

— Faites plus vite. Je redoute autre chose qu’un incident de parcours.

 

La demeure d’Argyre était inhabituellement vaste selon les critères martiens. L’entrée était précédée d’un porche à fronton, insolite dans ce cadre, qui lui donnait des allures de maison patricienne texane du XXe siècle. La porte s’ouvrit d’elle-même, et une voix synthétique leur demanda qui ils voulaient voir et les pria d’attendre un instant après qu’ils eurent décliné leurs noms. Puis la même voix les pria de passer dans un salon et Larsen guida le Terrien dans un dédale de couloirs. De toute évidence, il connaissait les lieux.

Beyle s’immobilisa quand il aperçut Gena. Elle les attendait, debout dans la lumière d’un puits de jour, vêtue d’un collant couleur de sable. Elle était très belle, plus belle que le Terrien ne s’y était attendu malgré la phrase flatteuse de Larsen. Elle avait la fine ossature des filles de Mars et quand elle se dirigea vers eux, il remarqua la démarche légère et dansante qu’autorise une gravité faible. Les yeux bleus, immenses, évoquaient une intelligence calme. De courtes boucles auréolaient son front d’une flamme blonde. Elle avait des doigts très longs et d’apparence fragile.

— Heureuse de vous revoir ici, Larsen, dit-elle.

Elle se tourna vers le Terrien.

— Un ami d’Archim ? Je suis ravie de faire votre connaissance.

Elle s’approcha encore de lui, si près qu’il crut, surpris, qu’elle allait l’embrasser et murmura, tout contre sa joue :

— Ne dites rien ici.

Puis elle reprit aussitôt d’une voix normale.

— Vous venez de la Terre. J’ai toujours rêvé de la visiter. C’est un monde si riche. Mais le voyage est toujours pénible pour nous autres Martiens. La gravité est si forte sur votre monde.

Elle lui encercla le poignet de ses doigts et l’entraîna. Beyle se laissa faire. Larsen clopinait derrière eux. Ils empruntèrent de nouveaux couloirs et gagnèrent un petit bureau qui, à en juger par les instruments et les écrans, devait faire office aussi de laboratoire. Une baie s’ouvrait sur la ville. Beyle nota que la demeure d’Argyre s’appuyait contre la base du dôme et qu’elle devait posséder une sortie privée sur le désert, chose fort rare à ce qu’il avait appris. Mais les d’Argyre appartenaient à l’une des plus anciennes familles de la planète et ils avaient toujours su s’assurer certains privilèges.

— Nous pourrons parler ici à l’abri des oreilles mécaniques, dit Gena.

Le Terrien fut direct.

— Il faut retrouver Archim le plus vite possible. Je crains qu’il ne soit en danger.

La jeune femme interrogea Larsen du regard. Il hocha la tête.

— Pour ce que j’en sais, il est régulier. Je crois qu’on peut lui faire confiance.

Gena attendit un moment puis s’adressa à Beyle.

— Vous semblez bien renseigné.

Elle l’évaluait, sans hésitation mais sans précipitation. Il perçut de la froideur dans son regard et il se surprit à le regretter. Elle semblait se méfier du jugement de Larsen qu’elle fixait de nouveau. Celui-ci balança un moment puis finit par lâcher :

— Un flic de la Terre. Avec l’insigne bleu.

Les traits de Gena se détendirent.

— Alors vous êtes probablement celui qu’Archim attendait. J’ai entendu dire que ces insignes ne survivaient pas à leur propriétaire. Ni à son éloignement.

Il s’inclina légèrement.

— Vous semblez également bien renseignée.

Elle ouvrit un coffre ancien en composant un numéro et en tira une carte.

— Voici le plan de voyage d’Archim. Un peu archaïque comme procédé mais nous ne faisons plus confiance aux ordinateurs. Il est parti en direction de la Mare Sirenum pour étudier les variations locales de l’hygrométrie. Il croit cet endroit bien adapté à l’installation d’une station…

Elle se tut et, pour la première fois, sembla hésiter.

— Peu importe, dit Beyle. Je connais ses projets et je suis venu voir sur place où il en est. Ce qui compte, c’est où il se trouve en ce moment.

— À peu près ici, dit-elle.

Ses traits se durcirent de nouveau. Elle commençait à avoir peur.

— Il ne parle jamais de son itinéraire à personne. Il est trop facile de se débarrasser de quelqu’un dans un désert martien.

— Appelons-le.

— C’est impossible à longue distance, à moins qu’il n’appelle lui-même. Mars est une planète pauvre, monsieur Beyle. Nous n’avons pas vos réseaux de communication perfectionnés. Les stations seraient encombrées de messages s’il était possible d’appeler tous les engins disséminés sur la surface. Les appels officiels, ceux des explorateurs ou des pilotes et ceux de la sécurité, ont la priorité. Nous ne pouvons simplement pas le joindre sans autorisation spéciale.

— Eh bien ?

— Nous ne l’aurons pas. Il n’est pas très populaire dans les milieux officiels, ces temps-ci. Et si tout va bien, cela ne servirait qu’à nous rassurer. Si quelque chose ne va pas, il m’appellera.

— Et s’il ne peut pas ?

— Il faut y aller, dit-elle soudain, et il comprit qu’elle était tenaillée par l’angoisse.

— Comment le retrouver ? demanda le Terrien.

— Il y a des détecteurs efficaces dans un rayon d’une cinquantaine de kilomètres, expliqua Larsen. Rien qu’au radar, on localise assez bien un objet comme un coptère sur les plaines de Mars. Et il suffirait de quelques heures pour aller là-bas et le rejoindre.

— Partons, dit Beyle. Avez-vous un appareil ? Savez-vous piloter ?

— Je puis vous procurer un appareil mais je ne peux pas le piloter. Je suis sujette au vertige et…

Larsen vint à son secours.

— Gena a eu un accident de coptère il y a quelques années. Sa mère en est morte. Elle ne pilote plus, depuis.

— Et vous ? demanda le Terrien.

Le vieil homme désigna du menton sa prothèse.

— Impossible avec ça. Je n’aime pas quitter la ville. Je suis trop vieux pour m’aventurer encore sur les plaines de Mars.

Beyle le prit par les épaules et le secoua.

— Il faut y aller, dit-il. J’ai piloté de nombreux hélicoptères sur Terre. Est-ce si différent ?

— Très, dit Gena. Les appareils sont plus légers et plus fragiles ici à cause de la faible densité de l’air. Et beaucoup plus instables. Il faut des mois pour former un bon pilote.

— Des mois et quatre membres, grogna Larsen. J’ai été un des plus fameux pilotes qu’on ait vus de ce côté-ci du système solaire.

— Montrez-moi votre appareil, dit le Terrien en se tournant vers Gena.

Elle les conduisit sans un mot jusqu’à une salle sans fenêtre qui contenait plusieurs coptères et tracteurs.

— Celui-là, dit-elle. C’est le meilleur. En parfait état. C’était le mien.

— Montez, dit Beyle à Larsen.

— Je ne peux pas piloter, gémit le vieux.

— Vous me montrerez. Voici la carte. Vous naviguerez.

— Il est interdit de quitter la ville sans en référer à l’Administration.

— À quoi sert cette porte, alors ? demanda Beyle en désignant la paroi du fond.

Le vieil homme hocha la tête.

— Vous avez gagné. Mais vous aurez la mort de deux braves sur la conscience.

— Je préfère en sauver un troisième.

La jeune femme revenait avec trois masques et des bouteilles. Elle aida Beyle à endosser le harnais et à fixer le masque sur son visage. Il coiffa un casque et commença à aspirer l’oxygène. Il la vit qui l’imitait.

— C’est très courageux de votre part, mais je vous l’interdis. Quelqu’un doit rester ici.

— Il n’y a que trois places, dit Larsen, bougonnant. Si nous devons ramener Archim, nous serons obligés de vous laisser sur place.

Elle essaya de sourire.

— Vous avez raison.

— Vous savez où se trouvent les notes d’Archim ?

Elle acquiesça.

— Le coffret. Chez Larsen.

— Vous saurez aller les chercher si… (Il hésita.) Il y a le çanq.

Larsen se mit à rire.

— Il la connaît. Il adore son odeur. Il en devient bleu turquoise.

Gena abaissa un levier. Beyle sentit la peau de son visage gonfler légèrement. La pression baissait. Il aspira l’oxygène avec plus d’énergie. Il se coula dans le siège, referma la bulle sur lui. Larsen lança le moteur.

La porte parut s’enfoncer dans le sol. Beyle cligna des yeux dans la lumière soudaine du désert martien. Cahotant, l’appareil glissa vers la sortie sous sa conduite encore hésitante. Sitôt dehors, il tira légèrement le manche et le coptère s’éleva.

— Doucement, dit Larsen, pas de mouvements brusques, sinon vous allez briser la voilure. Cap au sud. Appuyez un peu sur l’ouest.

La sueur au front, les mains moites dans ses gants, Beyle découvrait Mars.

Le rêve des forêts
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